Chapitre 1 (extrait)
Jana
Jana arriva à la Réserve du cap, dans le territoire du Levant, après six heures de voyage à bord du Magsus. Avec ses 3 170 km/h, le monorail à sustentation électromagnétique n’avait pas vraiment laissé le loisir à la jeune femme de s’habituer au changement de paysage. Née à Ustis, la capitale d’Urbio, elle n’avait presque jamais eu l’occasion de quitter la ville ni, à vrai dire, le périmètre d’évolution qui lui avait été assigné dès l’enfance et qui couvrait l’ensemble des déplacements qu’elle devait accomplir quotidiennement entre le dortoir, la cantine, l’établissement de formation agronome auquel elle avait été affectée, et la bibliothèque d’État. Intérieurement, elle souriait en repensant à la suite d’événements qui l’avait conduite à bord de ce train luxueux, silencieux, qui se mouvait dans l’espace à une vitesse vertigineuse sans provoquer le moindre remous. Elle, qui n’avait jamais été habituée au moindre privilège ni aux distinctions, fut laissée sans voix par le confort et le raffinement qu’elle découvrit au siège du gouvernement central où elle s’était rendue pour prendre connaissance de sa mission. Au point que le Gouverneur dut répéter deux fois son identifiant officiel avant qu’elle ne réponde :
— AG 458-65, c’est bien vous ?
À ce moment précis, Jana était particulièrement fascinée par l’appareil d’éclairage gigantesque au-dessus de sa tête, qui ressemblait à une couronne de verre suspendue à des branches dorées. Son regard s’attarda également sur les meubles admirablement ciselés dans un bois provenant d’une plante ligneuse qui avait probablement disparu depuis fort longtemps ; les tentures des murs aux éclats vifs et comme vivants étaient sans doute également faites d’anciennes fibres végétales qu’on n’utilisait plus aujourd’hui. Elle observa avec curiosité les cadres solides accrochés de part et d’autre des parois du bureau, qui contenaient des représentations de scènes de vie et de personnages n’évoquant rien pour elle, mais dont l’imperfection, les couleurs et l’épaisseur suscitèrent son émerveillement, car ils ne semblaient pas être le fruit d’un programme numérique. Se pût-il qu’ils aient été produits « à la main » ? L’idée l’effleura, mais elle n’eut pas le temps de l’approfondir, car le Gouverneur la sortit de sa rêverie :
« AG 458-65, c’est bien vous ? répéta-t-il sans manifester d’impatience.
Elle répondit mécaniquement à l’énonciation de son matricule :
— C’est bien moi, Monsieur le Gouverneur. Département d’État Agronomis, individu biologiquement augmenté n° 458, période de naissance nouvelle ère 65.
— Il va falloir vous habituer à des décors moins austères, chère Jana. Vous permettez que je vous appelle Jana, n’est-ce-pas ?
Sans attendre la réponse, il poursuivit d’un ton empreint à la fois d’autorité et d’une forme de gentillesse que Jana interpréta comme la manifestation de cette sollicitude que les êtres supérieurs ont parfois vis-à-vis de leurs subalternes, afin de ne pas paraître hautains.
« Vous êtes sortie en très bonne place de votre promotion, ce qui nous fait honneur, à la province d’Urbio et à moi-même, son représentant, qui nous sommes chargés de votre éducation depuis votre plus jeune âge. Car enfin, malgré votre mauvais départ, vous avez quand même pu être prise en charge par l’un de nos départements d’État. C’est une chance. Pour nous, comme pour vous.
Il lui sourit d’un air satisfait, sourire auquel elle répliqua timidement.
« Il faut dire, poursuivit-il, que si je m’en réfère à votre dossier, la cause de rupture du contrat post-ectogenèse qui n’a pas rendu votre adoption possible, n’est pas dirimante à nos yeux. Enfin sans vouloir faire de mauvais jeux de mots puisque...
Et il se mit à lire le dossier :
« L’enfant, après 10 mois de maturation, période légale à partir de laquelle la rupture de contrat peut devenir effective, présente toujours une prédominance de gènes EYCL3 contrairement aux termes du contrat qui prévoient la prévalence de gènes EYCL2...
Toujours penché sur le dossier, il poursuivit, comme en lui-même, sans regarder Jana :
« Bon, en gros, vous aviez les yeux bleus au lieu des yeux verts commandés par le client. Cet incident du processus d’augmentation biologique ne représente pas un franc handicap pour nous, même si les yeux bleus démontrent une réactivité moindre aux tests de rapidité et quelques défaillances sur les tests de précision. En revanche, pour les tests de contrôle et de résistance, ils sont souvent meilleurs.
— Oui, c’est exact, Monsieur le Gouverneur, rétorqua-t-elle pour atténuer le silence auquel le monologue du Gouverneur l’avait jusqu’alors contrainte.
La jeune femme, qui connaissait son histoire depuis longtemps, ne fut pas émue de l’entendre une nouvelle fois. Tous, au dortoir et à l’école gouvernementale, étaient dans le même cas. Les autres enfants « normaux », « aboutis », fruits d’un processus de maturation complet, les appelaient souvent avec mépris et moquerie les « ectorésidus », les « résidus ectogéniques ». Jana attendit donc la suite sans s’émouvoir.
« Bien, j’ai eu accès à votre dossier pour vérifier votre filiation génétique. Le moins que l’on puisse dire est que vous avez un bagage fort intéressant.
Il s’arrêta, semblant faire un effort pour garder une pensée qui autrement lui eût échappé.
« Si l’on vous hybridait... heu... Veuillez m’excuser pour ce jargon, si l’on vous augmentait technologiquement de façon sagace, ce qui entre nous n’est pas toujours le cas, vous pourriez rapidement monter en niveau de conscience et occuper des fonctions importantes dans l’un de nos départements d’État.
Jana rougit.
« Mais ne brûlons pas les étapes, poursuivit-il. Chaque chose en son temps. Quel âge pensez-vous que j’ai ? lui demanda-t-il sans transition dans un élan apparent d’égotisme qui surprit la jeune femme.
Jana faisait face, en effet, pour la première fois de sa vie, à une conscience suprême et avait toujours pensé que celles-ci étaient exemptes des faiblesses humaines que l’on trouvait parmi les membres des couches inférieures.
« J’aime bien poser cette question aux personnes que je rencontre pour la première fois, ajouta-t-il sans la regarder, faisant défiler sur son bureau incrusté d’écrans en graphène des informations en tous genres, consistant en cartes, graphiques et images.
Jana pensa naturellement qu’il suivait ainsi l’information de la province minute par minute en même temps qu’il lui parlait, ce que l’importance de sa fonction requérait bien entendu. Par ailleurs, elle se doutait bien que cet homme à l’allure séduisante, au front largement découvert, au tour d’oreilles incrusté de pigments électroniques colorés, comme c’était la mode chez les aristocrates, et dont la bonne tenue musculaire était mise en relief par un costume à particules métalliques s’ajustant intelligemment à chacun des mouvements de son corps, était bien plus vieux qu’il ne paraissait. Ses cheveux noirs savamment disposés en une coupe graphique qui se dressait élégamment au-dessus de la tête, sa dentition parfaite, son visage presque lisse, dépigmenté, sans pores apparents, lui donnaient un air juvénile ou plutôt presque atemporel. C’était chose connue que les individus des classes supérieures avaient recours aux méthodes de rajeunissement les plus en vue : chirurgie bien entendu, bien que cela fût peu à peu tombé en désuétude au profit des transfusions sanguines riches en GDF11, une protéine abondamment présente dans le sang jeune qui permettait la réparation des tissus vieillissants. Le commerce de luxe du plasma synthétique avait, en raison de cela, explosé. Il y avait aussi, bien sûr, les modifications génétiques et les implants électromagnétiques qui remplaçaient ou guérissaient les organes malades et vieillissants. Se pliant au jeu sans tenter de satisfaire l’ego de son supérieur, elle répondit placidement :
— Je dirais à première vue... trente-cinq ans, Monsieur le Gouverneur, bien que les légères rides que j’aperçois sur vos mains et votre cou témoignent d’un âge plus avancé. Bien entendu, j’ai aussi, à mon avantage, la connaissance de votre position qui nécessite sans aucun doute beaucoup de connaissances, d’expérience et de maturité. J’ai par ailleurs lu des livres datant de l’ère quarante sur le fonctionnement administratif de la province où votre nom figurait déjà au nombre des réformateurs importants. Vous étiez rapporteur de la commission sur les lois de codification de l’augmentation qui datent, si je me souviens bien, de l’ère 38. Compte tenu de ces éléments, je fixerais mon estimation à soixante-quinze ans, Monsieur le Gouverneur.
— Bonne déduction Jana, bonne déduction. En effet, le problème des mains et des rides du cou reste à régler. J’en parlerai à mon hébéticien. En revanche, j’ai conservé volontairement quelques ridules sociales au niveau des tempes, du front et deux légers sillons nasogéniens pour me rendre, politiquement parlant, plus accessible. Vous comprenez, dans le cadre de mes fonctions, je n’ai pas affaire qu’aux élites. Les parlements du peuple des faillibles sont parfois difficiles à convaincre...
— Oui, bien entendu, Monsieur le Gouverneur, acquiesça Jana, qui connaissait, comme tout le monde, l’éternel combat qui opposait les parlements populaires aux membres de l’exécutif concernant l’accès aux augmentations. Les premiers voulaient les rendre plus transparentes et somme toute fidèles à l’esprit démocratique qui avait inspiré la création de la Confédération, alors que l’élite considérait l’accès aux augmentations comme un privilège non susceptible de partage.
— En attendant, je ne vais pas vous mentir. Il est vrai que la fonction que j’occupe nécessite de l’expérience et des années passées au service de l’État. J’ai vu périr la civilisation précédente et grandir notre société biotechnologique sur ses décombres. C’est moi-même qui ai eu le privilège de proposer le nom d’Urbio à notre province. Je suis si l’on peut dire, mais je préfère que cette expression reste entre nous, « un vestige vivant du passé », dit-il dans un sourire qui découvrit des dents parfaitement blanches et admirablement disposées. J’ai cent sept ans et de nombreux arrière arrière petits-enfants, j’imagine, issus de ma banque génétique, qui doivent avoir votre âge.
— C’est admirable, Monsieur le Gouverneur ! répliqua Jana dans un élan d’admiration qu’elle ne put réprimer, tant la réponse du Gouverneur avait considérablement dépassé la marge d’erreur qu’elle s’était octroyée. Cela démontrait, pensa-t-elle, tout en revenant à l’état d’impassibilité émotionnelle qui était la norme, que la communication officielle sur le sujet très sensible des technologies d’augmentation et de réparation, était largement parcellaire. Se pourrait-il que de nouvelles méthodes aient vu le jour sans que le public en eût été informé ? Mais une nouvelle fois, le Gouverneur l’extirpa de la pensée hétéronome qu’elle avait commencé à formuler.
— Je ne vous dis pas cela pour recevoir des compliments, Jana, ou par vanité, ajouta-t-il avec un sourire légèrement artificiel, sans doute le meilleur que l’élasticité artificielle de son visage lui autorisait.
Elle plongea alors pour la première fois dans le regard du Gouverneur, qu’elle avait jusqu’à présent évité par respect hiérarchique, et remarqua le mouvement permanent de contraction et de dilatation des pupilles, manifestation typique, chez les individus dotés d’implants électroniques rétiniens, d’une interface neuronale directe permanente.
« Je vous dis cela, car voyez-vous, la jeunesse, comme tant d’autres choses en ce monde, si ce n’est tout, presque tout, s’achète. Personnellement, j’aime bien mon corps biologique naturel, mais si un corps de silicone organique doté de sensations me permettait de vivre deux cents ans de plus, je ne dirais pas non. L’immortalité s’achètera un jour, chère Jana, vous verrez. J’espère de mon vivant d’ailleurs, pour pouvoir en profiter éternellement, acheva-t-il dans un éclat de rire forcé, apparemment fier de son bon mot.
— Bien sûr, Monsieur le Gouverneur, répondit mécaniquement Jana qui ne comprenait toujours pas ce qui l’amenait ici, dans le bureau central de l’exécutif et la raison d’être de toutes ces confidences.
Elle fut soudain gagnée par une sensation de malaise.
— Comme vous le savez, il est déjà possible de repousser les limites fondamentales de nos capacités mentales et physiques, d’éliminer le vieillissement et même la mort psychologique, grâce aux avatars holographiques et aux réalités synthétiques qui viennent juste de sortir. Bientôt, nous irons encore plus loin...
Il s’interrompit et la regarda d’un air méditatif avant de poursuivre :
« Je ne devrais pas vous dire cela, commenta-t-il sur un ton choisi, car beaucoup de nos concitoyens considèrent l’immortalité de la conscience comme largement suffisante, et de toute façon comme bien supérieure à toute vie biologique. Mais le problème des sensations reste entier selon moi. Je ne me résigne pas encore à me débarrasser du plaisir de vivre, de respirer, d’éprouver des émotions. Sans doute suis-je un peu vieux jeu. J’aime encore mon destin terrien et ne me résous pas à quitter notre vieille planète. Mais comme vous devez le savoir, la voie du départ a été choisie pour les prochains budgets de recherche.
— Oui, Monsieur le Gouverneur. J’ai entendu parler du vote du Conseil en faveur du projet Andromède, au détriment de vos propres propositions.
— Oui, malheureusement. On ne peut pas toujours gagner. « Ressentir, c’est aussi souffrir. L’avenir appartient aux machines spirituelles, à la mécatronique », comme le disait Fiodorov. Vivre ad vitam aeternam sur des supports en silicium qui permettront l’exploration de nouveaux mondes, l’installation dans des endroits impropres à la vie humaine, voici la demande commerciale actuelle à laquelle il nous faut répondre, n’est-ce pas, chère Jana ?
— Je ne sais pas, Monsieur le Gouverneur. J’avoue ne pas pouvoir me prononcer sur cette question, répliqua la jeune femme qui craignait de commettre un impair.
— Oui, oui, bien sûr, répondit-il comme pour lui-même, semblant ainsi prendre acte de l’impossibilité pour une conscience inférieure de comprendre ces enjeux... Bref, toutes ces idées ont le vent en poupe. En raison des dernières colonisations spatiales, bien sûr. Les gens ont envie d’aller voir eux-mêmes ce qui se passe sur ces territoires hostiles, surtout les jeunes qui sont toujours en mal d’aventures, vous le savez bien. Certains font même télécharger leur conscience avant leur mort naturelle sur des supports non biologiques, afin d’être les premiers à bénéficier du privilège de l’exploration. Vous connaissez comme moi le mépris pour le biologique de nos classes supérieures.
Son activité pupillaire était intense. Probablement était-il en train de répondre à des messages, de lire des rapports ou même de dicter un discours à son hologramme pendant qu’il devisait ainsi avec elle. L’augmentation des facultés cognitives, grâce à la consommation d’holéum et aux implants cérébraux, qui plaçaient la conscience et l’ordinateur central en interface, permettait de telles prouesses. Elle craignit dès lors que son ton confidentiel et intime, ses déclarations apparemment hétérodoxes, et même son accès de suffisance n’aient eu pour seul objet que de le rendre plus proche de sa propre humanité biologique dégradée... de sa propre imperfection. Mais elle tenta immédiatement de reprendre le contrôle de sa conscience pour éviter encore une fois que les pensées hétéronomes ne reprennent le dessus dans son esprit, ce qui constituait – elle ne le savait que trop – sa principale faiblesse.
« Bref, tout cela, je veux dire l’éternelle jeunesse, la vie dans les étoiles ou que sais-je encore, peut vous appartenir aussi et vous appartiendra sans doute, chère Jana. Vous ne voulez pas devenir vieille, n’est-ce pas, devenir malade ou même mourir lamentablement comme ces hommes et ces femmes des couches inférieures ?
Son visage, alors qu’il parlait des faillibles, eut une légère déformation émotionnelle de dégoût qui n’échappa pas à Jana, bien qu’il se fût repris si vite qu’un cerveau moyen n’eût sans doute pas eu le temps de s’en apercevoir.
« Les individus ectogéniques, poursuivit-il, qui n’ont pas pu être libérés sur le marché, n’ont pas tous votre chance, vous le savez bien. Certains finissent dans les bas quartiers à accomplir des tâches subalternes. Quel gâchis ! Mais nous voulons vous donner un nouveau coup de pouce car en dépit de votre... hum... mauvais départ, vous êtes un être tout à fait exceptionnel. Tous les tests de sortie d’école et ceux qui ont jalonné votre parcours éducatif ont donné des résultats excellents. Même les tests de réactivité et de précision que je mentionnais auparavant ont été admirablement positifs.
Jana sourit en réponse aux compliments du Gouverneur tout en tentant de cacher, grâce aux techniques de maîtrise psychocorporelle qu’elle avait apprises lors des cours de néantissement émotionnel, la tension, le malaise qui l’avaient gagnée.
(…)