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Entretien avec Yannick Rumpala, Maître de conférences en science politique à l’université de Nice.

La science-fiction au secours de l'écologie
 

Propos recueillis par Marie-Catherine Mérat pour Sciences Humaines (Mars 2014)

La science-fiction a largement anticipé les enjeux écologiques actuels. Pourrait-elle nous aider à relever les défis
 qui attendent la planète ? (...) À en croire les prévisions alarmistes des scientifiques, nous courons à la catastrophe écologique. Il suffit d’ouvrir un roman de science-fiction pour avoir un bref aperçu de ce qui nous attend : pollution, pénurie énergétique, surpopulation… Hors de cet horizon pessimiste, un autre, moins apocalyptique, est-il envisageable ? Et si la science-fiction, justement, était une possible source d’inspiration en matière d’alternatives écologiques ? C’est l’une des questions qui anime le travail de Yannick Rumpala, maître de conférences en science politique à l’université de Nice. Son idée : appréhender ce genre littéraire comme un réservoir d’expériences intellectuelles permettant de mieux penser l’évolution du monde actuel.


Vous vous intéressez aux rares oeuvres de science-fiction qui abordent de manière positive les enjeux écologiques…


Mon idée est en effet de restaurer cette part d’imaginaire porteuse d’espérance, de la faire réémerger pour reconstruire un imaginaire alternatif qui aide à sortir du renoncement ambiant. Face aux dégradations environnementales, aux menaces climatiques, il y a un sentiment d’impuissance, comme si arrivait une tendance irréversible. Or, sortir d’une période de crise est plus facile lorsque existe un modèle alternatif. Mon idée, peut-être ambitieuse, est de trouver inspiration et matière à réflexion dans des œuvres moins marquées par le catastrophisme.


À partir d’un corpus d'oeuvres francophones et anglophones, vous dégagez de grandes figures d’« espérances écologiques » qui seraient autant de manières moins agressives d’habiter la planète. Avez-vous des exemples ?


Le nœud, c’est ce concept d’habitabilité. La science-fiction permet de retravailler cette idée : comment des espèces pensantes parviennent-elles à préserver leur habitat ? Cela suppose de gérer les ressources, d’assurer des conditions de vie correctes aux populations… Quels modes de régulation du collectif sont esquissés ? Quelle place tient la technologie ? J’ai donc dégagé quelques grandes figures dans lesquelles ont pu être maintenues des formes d’habitabilité écologique. Par exemple la sécession arcadienne, comme dans le roman d’Ernest Callenbach, Ecotopie (1978). L’auteur y décrit des États de la côte ouest américaine qui se sont séparés du reste des États-Unis pour retrouver une vie à l’écart du productivisme. Cette société privilégie les formes d’organisation décentralisées et réappropriées collectivement, les technologies maîtrisables comme les énergies renouvelables… Le recyclage est généralisé, le travail fortement réduit, la créativité individuelle encouragée. La taille des villes est limitée, rendant les voitures moins indispensables. 


La frugalité autogérée est une autre figure, que l’on trouve chez Ursula Le Guin dans Les Dépossédés (1974). Le roman met en contraste deux planètes : Urras, où l’abondance semble régner, mais sous une forme très matérialiste, prédatrice sur les ressources naturelles, au profit de la classe possédante ; et sa lune Anarres, qui a choisi un autre modèle, basé sur des principes libertaires, coopératifs, d’autogestion. La rareté des ressources oblige à un usage très économe, contraignant mais démocratiquement accepté, les habitants vivant par exemple solidairement en dortoirs.


Vous puisez cependant dans des œuvres assez anciennes…


Pour un auteur qui veut construire un roman aujourd’hui, ce qui marche bien d’un point de vue narratif, c’est la catastrophe. Imaginer un monde plus favorable, relativement nouveau et fonctionnel, semble intellectuellement très difficile.


Parmi ces figures d’espérances écologiques, avez-vous dégagé des horizons plus technicistes ?


Dans ce registre, une autre figure pourrait être ce que j’ai appelé l’« abondance automatisée ». Elle est présente dans l’œuvre d’Iain M. Banks qui, jusqu’à peu de temps avant sa mort en 2013, a créé et mis en scène une grande civilisation galactique bienveillante, hyperavancée, la Culture, libérée des contraintes matérielles et des limites écologiques, grâce à un très haut degré de développement technologique. Les activités productives sont automatisées en recourant à des machines qui n’ont pas de conscience, et des intelligences artificielles extrêmement puissantes ont pris en charge la gestion des affaires collectives. Toutes ces entités coexistent librement sans rapports de domination, puisque les ressources sont devenues inépuisables et la matière complètement manipulable.


Des ressources inépuisables, on en rêve. Comment, concrètement, ces différentes figures pourraient-elles inspirer de véritables politiques écologiques ?


Pas en étant traitées comme de vulgaires utopies en tout cas. Dans sa recherche des possibilités d’un futur écologiquement responsable, le théoricien néerlandais Marius de Geus avait proposé l’idée de « compas de navigation ». Si ces explorations de science-fiction peuvent servir d’inspiration, ce serait effectivement plus comme références pour orienter et pour repérer les implications des différents choix possibles. Mais il y a une raison supplémentaire pour laquelle l’imaginaire de la science-fiction est un enjeu sérieux auquel réfléchir : c’est devenu un territoire où s’affrontent différentes tentatives pour l’occuper ou l’orienter. Certaines grandes entreprises ont commencé à considérer le modelage des imaginaires comme presque faisable : Intel, par exemple, soutient un programme baptisé « The Tomorrow Project », où les explorations de la science-fiction sont vues comme des prototypes de possibles développements technologiques futurs.

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Yannick Rumpala, « Et la science-fiction entra elle aussi dans l’anthropocène… », in Thomas Day, Sept secondes pour devenir un aigle, Bélial, 2013, et « Penser les espérances écologiques avec la science-fiction », communication lors de la deuxième journée d’étude « Les lieux du non-lieu » organisée par le Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (CSPRP), université Paris‑VII, 19 septembre 2013.

Pour aller plus loin : le blog de Yannick Rumpala
Le blog de Yannick Rumpala
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